Est-ce qu’on guérit d’être un homme ?
Portrait
France, Normandie, 2022
Extraits de la série
Tirages sur papier baryté
Formats : 50×50 cm, 21×21 cm
Il y a là un souvenir, déposé devant vous. Le souvenir d’un souvenir, aussi léger qu’un tout petit bout de ouate. Il y a le poids des ans ; la perpétuelle morsure de l’enfance.
Martin a déposé un voile sur sa vie, comme on jetterait un drap sur de vieux meubles avant de les remiser. Sa seule faute est d’être né différent. D’être né sensible, de poser sur le monde un regard d’un autre temps.
Sensible, ce péché originel. Quelle force faut-il pour ne pas ployer sous la charge, pour ne pas sentir ses os s’effriter sous le poids de tant de détails a priori insignifiants ! Être ému par une lumière de fin d’automne, et par les petits poissons qu’elle fait danser dans les ramures des arbres, par le murmure d’une mobylette qui s’éloigne au loin un soir d’été après la canicule… Être touché, amusé par tant de petites choses secrètes et fragiles mais qui ne peuvent être partagées, faute d’une âme sœur. La solitude d’une vie trop grande…
Martin a choisi de se retirer du monde, de la vie, de s’installer en Normandie dans un vieil hôtel abandonné. Et de s’y oublier. Là, dans le secret de ces murs, il laisse libre cours à ses talents d’alchimiste. D’un regard, il transforme le plomb en or ; il fait d’une pince à linge perdue sur un fil un oiseau perché. Il plie le monde à sa volonté, le découpe à la bonne mesure, tache les feuilles obtenues d’une encre qu’il ne laisse pas sécher et les replie l’une sur l’autre pour qu’elles s’épousent et que, de la délicate pression, naisse une marbrure parfaitement symétrique. C’est sa manière à lui de remettre de l’ordre dans le chaos du monde.
Puis, il se saisit de ces Rorschach, se mire dans la nuit sans fin dessinée par l’encre noire, s’y abîme et s’y perd. Il coud ensuite ces pages de fils d’argent, les relie et les garde précieusement dans un recoin de son esprit. Peut-être un jour les ressortira-t-il pour les feuilleter distraitement, amoureusement, et reprendre un bout du voyage.
C’est sa manière à lui de remettre de l’ordre dans le chaos du monde
Martin a transformé sa vie en une œuvre placide, un nœud jamais vraiment noué, une enfance jamais vraiment achevée. Il y a la poésie fanée qu’il distille timidement en toutes choses, comme un aveu de culpabilité, de faiblesse. Ces mots qu’il martèle délicatement comme on pianoterait sur un clavier usé. Et ce trésor qui le condamne à la solitude : d’un regard embrasser la beauté du monde ; la transcender. Admirer la douceur d’un monde éteint. Son feutre lointain. La danse des nuages. Une pluie de feu, un cercle de lait. Le cri des oiseaux fous. La beauté d’une chose ancienne inscrite au fond de nous.